Oil palm harvester in Indonesia. CIFOR/Lucy McHugh

INTERVIEW : En Indonésie, selon la scientifique Tania Li, il est essentiel de privilégier la culture du palmier à huile par les petits planteurs

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TORONTO (Landscape News). Lorsqu’il y a production agricole industrielle, des conflits peuvent survenir autour des droits fonciers, de la répartition des avantages et de la protection de l’environnement, ce qui provoque des débats animés entre universitaires sur les mérites de cette forme de développement.

Si certaines personnes en soulignent les retombées économiques positives, d’autres citent des exemples de pratiques sociales abusives et dégradant l’environnement.

Tania Li, qui est intervenue le 11 mai lors d’une table ronde en ligne du Forum mondial sur les paysages sur le thème de la transformation du paysage, fait partie des personnalités qui expriment le plus ouvertement leur désaccord à ce propos. Professeure à la faculté d’anthropologie de l’Université de Toronto au Canada, elle a une longue expérience de la recherche en Indonésie, où l’essor rapide des grandes plantations de palmier à huile a changé le paysage, ainsi que la vie de millions de personnes.

Selon elle, plutôt que de mettre en place davantage de plantations à grande échelle, il faudrait soutenir la culture du palmier à huile par les petits planteurs.

L’Indonésie est le premier producteur mondial d’huile de palme. Cette production est en grande partie exportée dans d’autres pays asiatiques et en Europe, où l’huile de palme est utilisée comme huile de cuisson, comme agrocarburant et dans les secteurs agro-alimentaire et cosmétique. La consommation nationale est en hausse en raison de l’accroissement de la population et des politiques publiques de soutien au biodiesel.

Selon l’institut indonésien des statistiques, les plantations de palmier à huile s’étendent sur 12 millions d’hectares, soit environ la superficie de la Corée du Nord, principalement dans les îles de Sumatra et Bornéo. Elles progressent aussi rapidement dans d’autres régions de l’archipel indonésien, notamment sur l’île de Sulawesi et dans la province de la Papouasie.

40 % de la surface occupée par les palmeraies est gérée par des petits planteurs souvent liés par contrat à des entreprises de plantation, d’après la direction générale des cultures de rapport de l’Indonésie. Les 60 % restants correspondent à de grandes plantations gérées par des entreprises employant une main-d’œuvre salariée pour l’entretien et la récolte.

Les palmeraies remplacent souvent de petites exploitations où étaient cultivés à des fins commerciales et de subsistance riz, légumes, arbres fruitiers et hévéas. Les habitants de l’archipel pensent souvent que la création des plantations améliorera leurs conditions de vie.

Qu’en est-il en réalité ? Quel est l’impact des plantations sur la vie de la population ?

C’est cette question qui a fait l’objet d’un important projet de recherche sur les impacts sociaux des plantations de palmier à huile, dirigé par Tania Li et son collègue Pujo Semedi de l’Université Gadjah Mada en Indonésie.

Les résultats de ces travaux ont été présentés par T. Li dans un article publié dans Geoforum en 2017. Selon la chercheuse, dans une région dominée par des plantations de palmier à huile, on vit comme sous l’emprise d’un « système mafieux ».

Elle explique qu’en employant ce terme, elle ne fait pas référence à des individus corrompus ou à des sociétés qui se livreraient à des activités illicites, mais plutôt à un système rongé par la corruption à tous les niveaux et tellement dominé par un seul type de plantation qu’il détermine la façon dont tous gagnent leur vie.

Elle publia la même année un article dans la revue Journal of Peasant Studies qui décrivait l’accaparement des terres des cultivateurs par les entreprises de plantation de palmier à huile alors même que les possibilités d’emploi sur ces plantations restaient limitées et que les conditions de travail se dégradaient.

  1. Li se dit de plus en plus inquiète des effets sociaux négatifs de la « monopolisation du paysage ». Dans l’interview qui suit, Landscape News l’interroge sur la manière dont elle s’est construit son point de vue au fil des années et recueille son avis sur les alternatives possibles à la situation actuelle.

Q : Étiez-vous plus optimiste au début quant aux effets des plantations de palmier à huile ?

R : Vers 2009, j’ai mené une étude sur les impacts sociaux des plantations de palmier à huile à Sulawesi, avec des résultats mitigés. Si les conflits fonciers étaient fréquents, les plantations avaient aussi des conséquences non négligeables sur le développement : les cultivateurs qui participaient à des programmes de petits planteurs rattachés aux plantations s’en tiraient bien. (Les résultats de cette étude ont été présentés dans un article du Journal of Peasant Studies.). Ils gagnaient bien leur vie et il y avait un sentiment de prospérité. J’ai constaté que les plantations de palmier à huile ont stimulé le développement d’une économie secondaire. Le revenu disponible de la population a augmenté, ce qui a conduit à la création de nouvelles catégories d’emploi. Les gens ont commencé à vendre des motos, à réparer les habitations, à ouvrir des salons de coiffure… Puis, en 2010, j’ai commencé un nouveau projet de recherche de plus grande envergure sur les effets du palmier à huile sur la vie des habitants de la province de l’Ouest du Kalimantan. Et plus nous nous penchions sur la question, plus la situation nous paraissait troublante.

Q : Qu’avez-vous constaté ?

R : Premièrement, il y a la question du travail. Les partisans des plantations de palmier à huile disent qu’elles créent de bons emplois, mais nous n’avons pas trouvé de preuve de cela, c’est même le contraire. Les conditions de travail ont en fait empiré. Deuxièmement, il y a la question de la terre. Les entreprises ont fait signer des contrats à la population riveraine par lesquels celle-ci leur cédait ses terres. Chaque ménage a reçu en échange une parcelle de 2 hectares pour cultiver le palmier à huile, les entreprises fournissant les plants et d’autres intrants. Ces contrats fonciers ont été un véritable cauchemar et ont créé de nombreux conflits. De plus, nous avons constaté qu’une parcelle de 2 hectares, ce n’est tout simplement pas suffisant pour que les planteurs gagnent décemment leur vie. Un ménage doit disposer d’au moins 6 hectares. La relation avec l’entreprise a viré à l’aigre, les petits planteurs se sentant spoliés.

Q : Pourquoi la population locale a-t-elle accepté ces contrats ?

R : Les conditions de cession des terres étaient très problématiques. La population a subi beaucoup de pressions. Avec parfois l’usage de la force et des bulldozers qui détruisaient ses plantations d’hévéa. [Semedi et Bakker approfondissent la question de la cession des terres et de l’utilisation de la force dans l’Ouest du Kalimantan.] Par ailleurs, les entreprises ont fait beaucoup de promesses dont la plus importante était la construction de routes. Les habitants espéraient que les routes, alliées à la culture du palmier à huile, apporteraient la prospérité.

Q : Dans la revue Geoforum, vous parlez de violence infrastructurelle, qu’entendez-vous par là ?

R : Imaginez une zone de 10 000 hectares tournée exclusivement vers un but : le palmier à huile. Les rizières, hévéas et vergers qui existaient autrefois ont tous été effacés du paysage. C’est une forme de violence. Ce n’est pas la menace d’une arme, mais celle des palmiers. Une fois les palmiers implantés dans le paysage, ils conditionnent la vie des gens. Les habitants sont impuissants, ils ne peuvent s’en débarrasser. Et s’ils veulent déposer plainte, ils ne peuvent obtenir réparation en justice parce que les fonctionnaires sont liés aux plantations. En ce sens, c’est comme la mafia.

Q : Voulez-vous dire que les entreprises de plantation sont équivalentes à la mafia ?

R : Ce n’est pas vraiment les entreprises qu’il faut incriminer, mais plutôt le fait qu’il y a un système en place, qui fonctionne selon ses propres règles. À Naples, on appelle la mafia « O’sistema », le système. C’est un système parce qu’on ne peut rien faire en dehors de lui, ni louer un appartement, ni trouver un emploi, ni ouvrir un restaurant. On peut dire que la vie dans une région de plantations est systématiquement faussée à tous les niveaux. J’ai rencontré quelqu’un qui travaillait dans une entreprise de plantation et qui se surnommait « l’homme des enveloppes ». Son travail consistait en effet à mettre dans des enveloppes de l’argent uniquement destiné à des pots-de-vin. Fonctionnaires, responsables locaux, journalistes : tous sont pris dans le système. En son centre, il y a un monopole : celui sur la terre, les moyens d’existence et l’espace.

Q : Quelle position tiennent les organisations non gouvernementales (ONG) face à cette situation ?

R : Certaines ONG se placent du point de vue des droits de la personne et mettent en exergue les pires cas, comme les plantations qui font travailler des enfants. Même si c’est important, cela revient à occulter le fait qu’il faut améliorer les conditions de travail pour tous. De la même façon, les ONG environnementales ont tendance à se focaliser sur les cas de conversion illégale de la forêt primaire en plantations de palmier à huile, alors que les problèmes environnementaux sont plus larges que cela. Songez donc aux répercussions écologiques de la transformation de paysages entiers en une mer de palmiers à huile. Le point de vue que je défends, c’est qu’il faut regarder au-delà des exemples les pires pour examiner la situation dans son ensemble : tout le système du développement axé sur les plantations.

Q : Des normes plus strictes de développement durable et de responsabilité sociale y changeraient-elles quelque chose ?

R : Dans la situation actuelle, l’application effective des normes est extrêmement compliquée, le problème étant structurel. Le nœud du problème, c’est la trop grande disparité des pouvoirs. La population et les autorités locales ne peuvent changer le système, leur seule possibilité, c’est d’essayer de récupérer une part des richesses. Même la société la plus bienveillante se retrouvera coincée dans le système existant, caractérisé par la corruption et les conflits d’intérêts.

Q : Le tableau que vous peignez est très noir. À votre avis, quelle est la solution ?

R : Plusieurs ONG défendent un moratoire sur l’extension des plantations de palmier à huile, et j’approuve cette idée. Chaque année, de plus en plus de concessions sont attribuées pour la plantation du palmier, surtout en Kalimantan, en Papouasie et à Sulawesi. Il faut stopper le train en marche.

Q : Cela ne priverait-il pas la population de sources de revenus ?

R : L’arrêt de l’extension des plantations permettrait d’accroître les chances d’un développement axé sur les petits cultivateurs, dans lequel ils seraient libres de décider de l’utilisation de leurs terres. Il est beaucoup plus intéressant pour eux de cultiver le palmier à huile de manière indépendante. Le palmier à huile est une culture très lucrative, et les cultivateurs ne demandent qu’à en planter. Avec de bonnes infrastructures et des plants de qualité, ils peuvent obtenir des rendements à l’hectare égaux ou supérieurs à ceux des plantations. Mais en de nombreux endroits de l’Indonésie, les planteurs ne peuvent cultiver le palmier à huile de manière indépendante parce qu’ils ont besoin que les entreprises construisent des routes pour avoir un moyen de transport jusqu’à l’usine d’extraction. L’argent public devra être investi dans les infrastructures et des programmes de soutien agricole pour que les petits planteurs puissent mettre en place des palmiers, et il faudra s’assurer de ne pas exclure les plus démunis et les personnes sans terre. Des programmes de soutien agricole doivent aussi être destinés aux propriétaires coutumiers, dont il faut renforcer la capacité à développer des exploitations indépendantes. Ceci pour assurer qu’ils ne seront pas supplantés par une élite ayant les moyens d’acquérir de grandes étendues de terre pour y implanter des palmeraies classées en exploitations indépendantes alors qu’elles fonctionnent en fait comme de petites plantations.

Q : Si tous les petits planteurs cultivent le palmier à huile, l’homogénéisation du paysage continuera. Certains s’alarment devant l’absence de diversité écologique et l’uniformité des moyens de gagner sa vie. Partagez-vous cette inquiétude ?

R : Ce sont surtout les grandes plantations dans les zones de forêts encore intactes qui mettent en péril la diversité. Il faut donc arrêter leur expansion. On pourra ensuite s’intéresser pleinement au développement centré sur les petits planteurs. Quand certaines conditions sont en place, il est probable que les petits cultivateurs choisissent le palmier à huile, mais je pense que nombre d’entre eux conserveront des parcelles pour la culture du riz, de l’hévéa ou d’arbres fruitiers à côté de leur palmeraie, ce qui donnera un paysage avec une variété de produits alimentaires et autres.

Q : Quelles sont les leçons à tirer pour les autres pays qui assistent aussi à un essor des plantations de palmier à huile ?

R : En Indonésie, les entreprises ont pu tirer parti d’une main-d’œuvre bon marché et du faible prix des terres. Il est évident que les pouvoirs publics ne doivent pas distribuer de grandes concessions aux entreprises si cela veut dire que les agriculteurs locaux sont obligés de renoncer à leurs terres. L’organisation des travailleurs est aussi quelque chose d’important. Des travailleurs organisés ont plus de pouvoir de négociation et le prix du travail augmente en conséquence. C’est une bonne chose pour les travailleurs, car cela oblige les entreprises à bien étudier la question de la rentabilité de leurs plantations. Elles pourraient trouver plus intéressant d’acheter les fruits du palmier à des petits planteurs indépendants. Le plus important, c’est que le cas de l’Indonésie montre bien les risques inhérents aux plantations industrielles : est-ce vraiment le mode de développement que l’on souhaite ?

Q : Pensez-vous que des incitations financières pourraient conduire à un changement ?

Si l’Indonésie cessait d’attribuer ces grandes concessions de plantation, les investisseurs du palmier à huile s’adapteraient de deux manières. Premièrement, en soutenant les petits planteurs qui cultiveraient les palmiers sur leurs propres terres. Deuxièmement, en canalisant leurs investissements directs vers la construction d’usines et la gestion des chaînes d’approvisionnement, domaines dans lesquels ils sont avantagés par les économies d’échelle. Actuellement, les entreprises ne sont autorisées à construire une usine que si elles ont une plantation à côté, donc elles sont forcées d’avoir aussi une activité de culture du palmier, malgré l’omniprésence des conflits dans ce secteur et les problèmes de gestion qu’elles y rencontrent. Si on changeait cette loi, ce serait un très bon début.

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